21
Annabel leva la tête tandis que ses jambes commençaient déjà à pousser vers l’avant. Tout alla très vite.
D’abord une silhouette floue dans les hauteurs de l’arbre, au-dessus d’elle. Puis des ombres tombant droit sur son visage. Elle comprit au moment même où ces ombres la touchèrent. Des veuves noires.
L’individu juché sur la branche venait d’ouvrir sa boîte et lâchait les araignées sur elle. Annabel perçut l’effleurement des créatures sur ses épaules, son front, ses seins. Six ou sept petits corps luisants s’effondrèrent, l’un heurta ses lèvres et rebondit vers le sol, un autre s’accrocha dans ses cheveux.
Elle se jeta dans les fougères en criant. Elle roula dans l’entrelacs de plantes, secouant la tête dans tous les sens.
Il venait de lui lancer une demi-douzaine d’araignées mortelles au visage, il suffisait qu’une seule d’entre elles ait glissé dans ses vêtements, sous son débardeur, et c’en était fini...
Annabel se redressa d’un bond, sur ses gardes. En premier lieu, elle se focalisa sur les perceptions les plus minimes de son corps. Aucun fourmillement, aucun chatouillement d’une créature se déplaçant à huit pattes sur elle. Elle eut soudain envie de se gratter, à trop penser à cela on finissait toujours par avoir l’impression qu’une bête rampait sur ses jambes, sa nuque ou ses flancs Puis le martèlement sourd de pas. L’homme s’enfuyait.
Annabel distingua un halo mouvant, plus sombre, dans le brouillard. Il remontait vers la base.
Dans la seconde suivante, les cuisses de la jeune femme se contractaient et poussaient en avant. Annabel agrippa l’air de ses mains et se propulsa de toutes ses forces à la suite de son agresseur. Elle n’avait plus qu’à espérer qu’aucune araignée n’était restée sur elle.
L’homme avait une bonne avance, l’effet de surprise lui avait fait gagner plus d’une centaine de mètres. Il t’a repérée pendant la descente vers la clairière, certainement au bruit... Annabel avait pourtant fait de son mieux, cela n’empêchait pas d’être découvert, dans une forêt la filature silencieuse relevait de l’impossible.
Cette brume devenait cauchemardesque. La détective ne discernait son agresseur que par intermittence, entre deux nappes cotonneuses, elle risquait de le perdre à chaque foulée. S’il gagnait un peu de terrain, il disparaîtrait entièrement.
Elle courait, contre la pente, essayant de réguler son souffle. Comme pendant les entraînements, expire longuement, régulièrement, ça t’évitera le point de côté, contrôle ta respiration. Annabel pratiquait la boxe thaïlandaise en club depuis plusieurs années, en plus des exercices réguliers de la police. Elle savait que l’endurance était son point fort, elle maîtrisait bien les courses fragmentées. Le cardio c’est ton truc, allez, prouve-le, c’est pour de vrai cette fois-ci...
Après deux minutes, son organisme prit un rythme de croisière, il fallait désormais monter peu à peu le régime. Gagner en puissance.
C’est à ce moment qu’elle le perdit totalement de vue. A l’instant même où elle venait de le voir bifurquer sur la droite.
Annabel continua sur une petite distance avant de s’immobiliser. S’il était armé, poursuivre à l’aveugle sans savoir s’il n’attendait pas derrière un tronc devenait très dangereux.
Elle tendit l’oreille par-dessus le halètement de sa propre respiration, avant de retenir son souffle.
Les fougères claquèrent sur sa droite, il courait toujours. Vers la base, il y retourne.
Annabel jaillit à sa suite.
Quelque chose l’effleura entre les omoplates. Une branche, c’est une branche.
Mais cela s’accentua. Ça bougeait.
Déployant ses minuscules pattes noires, l’araignée, car Annabel était subitement sûre qu’il s’agissait d’une des veuves noires, remonta vers son cou, formant une bosse mouvante sous son débardeur. La jeune femme arracha au passage une tige verte, semi-rigide, ralentit sa cadence jusqu’à s’arrêter et la glissa sous l’étoffe. Elle se cambra en arrière et effectua de violents mouvements avec la tige contre sa peau.
Elle vit le corps recroquevillé tomber sur le sol. Elle n’avait pas rêvé.
Le silence alentour la saisit aussitôt. Son attention se reporta d’un danger à l’autre. Il ne courait plus.
Il devait être déjà arrivé à la base et marcher sur les dalles de bitume, ce qui expliquait cette discrétion. Annabel se remit en marche, essayant de ne pas faire trop de bruit, guettant le moindre mouvement. Le brouillard épurait le paysage, gommant tout relief, il transformait soudainement un lopin de terre en parcelle d’innocence, tout y était blanc, pur.
Et chaque arbre fendait les vapeurs blanches avec lenteur, la candeur apparaissait tavelée de souillures opaques.
Cette fois, Annabel le vit la première.
Il gicla depuis un massif vert, une branche à la main qu’il leva au-dessus de lui.
Annabel roula en diagonale, bras droit devant la tête pour prendre appui sur la terre. La branche fouetta les airs en sifflant.
Une roulade sur le côté et Annabel atterrit sur un genou. Elle ne chercha pas à armer son bras droit, elle frappa directement, avec moins d’impact, sur le flanc de son adversaire. Et enchaîna aussi vite avec le poing gauche, en crochet, pivotant du bassin en se redressant pour heurter le sternum avec le plus de dynamisme possible. La faible vitesse, le manque de préparation et le peu d’impact ne causèrent pas beaucoup de dégâts, là où Annabel avait espéré briser une ou deux côtes flottantes. Mais cela surprit son agresseur qui tituba en arrière.
La détective se dressa sur le côté, elle posa un pied à l’écart et enclencha le pivotement du bassin pour le low-kick dans les jambes.
Son tibia heurta un arbuste qu’il brisa en provoquant une décharge qui remonta jusqu’à la poitrine de la jeune femme.
L’autre n’en demandait pas tant, il frappa les deux poings joints sur l’épaule d’Annabel qui bascula la tête la première. Elle chuta.
L’esprit à peu près clair et ignorant ce qui se passait dans son dos, elle roula aussitôt dans les herbes pour se retrouver face à la silhouette bondissante, de nouveau la branche dans les mains et se jetant vers elle. Allongée sur le dos, Annabel imprima à ses reins un mouvement vers le haut, une violente secousse pour remonter ses jambes le plus haut possible. Ses pieds cueillirent son agresseur en plein abdomen au moment où il allait frapper. Le choc lui coupa la respiration et le propulsa en arrière. Il lâcha la branche qui heurta Annabel à la joue et à la tempe.
Une explosion de lumière l’aveugla. Sa tête se mit à tourner.
Elle serra les dents de toutes ses forces pour chasser l’étourdissement. Ses yeux refirent le point et elle retrouva ses repères.
Pendant encore une poignée de secondes elle eut l’impression d’être sur un bateau en plein tangage et tout se stabilisa. concentre-toi, où est-il ? hurla-t-elle dans son crâne.
Il s’enfuyait, comme une tornade miniature dans les bois, déchirant tout sur son passage. Debout, tu peux y arriver, allez, relève-toi ! Elle se remit sur ses jambes tremblantes, et partit en courant. D’une démarche peu assurée, elle retrouva sa confiance et absorba la peur par l’adrénaline et l’effort. Bientôt ses foulées s’allongèrent et elle atteignit la clôture de la base. L’écho des pas du fuyard résonnait dans les entrepôts. Il les traversait pour rejoindre l’entrée principale.
Annabel se rappela ce qu’avait dit Frederick la veille quand elle l’avait arrêté dans la base.
Il y a une ouverture découpée dans la grille, c’est par là qu’il passe, à côté de l’entrée !
Le jeune fureteur avait également précisé que la route qui montait jusque-là était dans un tel état de délabrement qu’on ne pouvait y accéder en voiture. C’était un bon point. Au moins son agresseur n’allait pas lui filer entre les mains de cette manière. Ni en moto, elle l’aurait entendu approcher, même pendant qu’elle dormait.
Cela lui redonna espoir et elle accentua son rythme.
Elle traversa toute l’esplanade militaire, tentant de percevoir par-dessus son propre souffle les claquements de pas de l’autre, avec plus ou moins de réussite. Lorsqu’elle entendit les vibrations métalliques de la grille que l’on secouait, elle sut qu’elle pouvait l’avoir. Il était tout proche. À son tour, elle arriva devant la barrière et perdit de précieuses secondes à trouver l’ouverture, découpée à proximité du portail. Elle se glissa de l’autre côté.
Une ombre étrange surgit en dérapant à moins de cinq mètres. Sur une route au revêtement cahoteux.
Il est sur un vélo !
Annabel se projeta vers lui, cette fois, il ne fallait pas économiser ses réserves, la pointe de ses pieds fut bientôt l’unique partie de son corps à toucher le sol, ses bras battaient de part et d’autre de son buste, mains tendues, le dos droit. Elle se mit à sprinter.
Le vélo était juste devant elle. En se jetant en avant elle pouvait l’agripper.
Elle vit la casquette pivoter en arrière, dans sa direction, sans parvenir à distinguer les traits du visage, tout était flou, brouillé par l’effort et la vitesse.
Sauf un détail : un reflet rose entre le col et la casquette... Il... Il est...
L’individu se leva sur ses pédales et accéléra. La route partait en descente. Annabel se rapprocha encore un peu. Elle allait pouvoir tendre le bras et accrocher sa parka. Puis il prit de la vitesse. Les sillons des roues se mirent à siffler. Et il s’éloigna.
Jusqu’à disparaître dans le brouillard.